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19/10/2014

Les musulmans, Ben Affleck et le syndrome de Lima.

Cet article a fait l'objet d'une publication sur le site mauvaisenouvelle.fr

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Le syndrome de Lima désigne l’attitude inverse à celle du fameux syndrome de Stockholm. Il affecte le ravisseur qui se met à éprouver de l'empathie pour son otage, et par extension l’agresseur pour sa victime.

 

La récente indignation télévisuelle de Ben Affleck contre le « racisme anti-musulman » est d’autant plus caractéristique de l’égarement où se trouve l’Occident qu’elle est sincère et emprunte des meilleurs sentiments de fraternité humaine. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et le pavement est presque fini ; bienvenue dans l’enfer américain : le monde de 2014 après J-C.

 

Pourquoi l’Islam est-il progressivement devenu un problème depuis la fin de la guerre froide? Ce n’est pas parce qu’il y a plus de musulmans dans le monde; leur part dans la population mondiale - environ 25% - s'est stabilisée depuis 30 ans. Ce n’est pas parce que les musulmans ont changé ; les musulmans n’ont pas changé. Lisez Pierre Loti, voyez les peintures orientalistes du XIXe ou les photographies de la Casbah d’Alger en 1950 ; les femmes sont voilées, souvent intégralement, les hommes sont volontiers barbus, et prient cinq fois par jours. Ce n’est pas parce que l’Islam a changé ; l’Islam n’a pas changé. Les chiites, les sunnites et les autres s’écharpent avec autant d’ardeur depuis peu ou prou la mort de Mahomet.

 

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Ce qui a changé depuis 30 ans, c’est quelque chose qu’on appelle naïvement la mondialisation, qui en réalité désigne un phénomène ultra-violent de colonisation du monde et des esprits, une sorte de rouleau compresseur idéologique dénommé selon les besoins « développement économique », « libre-échange », « droits de l’homme », mais dont la véritable nature est culturelle, un tsunami planétaire  balayant les cultures millénaires, anéantissant les originalités qui font la richesse du monde. Cette « liberté » à marche forcéedes échanges, des idées et des hommes, qui ne profite jamais qu’aux mêmes et fait perdre aux autres jusqu’à leur âme, génère parmi ses multiples conséquences des flux migratoires intercontinentaux comme jamais l’Histoire n’en a connus. Des flux si disproportionnés et artificiels que la mondialisation, telle la créature de Frankenstein, commence à désormais se retourner contre les maîtres qui l'ont engendré.

 

Si vous êtes légitiment choqué par l’Islamisation de l’Europe, soyez le tout autant, et en premier lieu, par l’occidentalisation des pays arabes. Car ce qui se passe ici aujourd'hui n'est que la conséquence de ce qui ce passe là-bas depuis déjà un bon bout de temps. Si la richesse du monde se trouve dans sa diversité, voir se multiplier les mêmes panneaux publicitaires Coca-Cola du Yemen aux plaines d'Anatolie, des hauteurs du Tibet aux villages andins, des rivages du pacifique aux collines de Florence, n’est assurément pas un gain, mais un terrible appauvrissement pour l’humanité.

 

Si vous êtes légitiment choqué par l’Islamisation de l’Europe, soyez le tout autant, et en premier lieu, par l’occidentalisation des pays arabes.

 

Pour que les différentes visions du monde co-existent, pour que les différentes façons d'être Homme puissent être possibles, chacune doit avoir son espace de liberté, d'immunité, de créativité, en un mot son territoire (Ce qui n’empêche pas les échanges, mais au contraire leur donne toute leur valeur!). L’Islam est une façon d’être Homme; ce n’est pas celle de John Wayne ni celle de Ben Affleck. Si les mosquées wahhabites n’ont effectivement rien à faire dans les plaines du Montana ni à Asnières-sur-Seine, John Wayne, Ben Affleck, leurs Levis, leur Big Mac et leur morale wasp, n’ont jamais rien eu à faire en Arabie. Ce qui a changé, c'est l'interpénétration accélérée et dérégulée des cultures et des visions du monde, c'est autant la proportion de musulmans vivant dans les pays occidentaux, que la proportion d'Occident présent dans l'univers des orientaux.

 

En 1951, Claude Lévi-Strauss écrit:

« La lutte contre toutes les formes de discrimination, participe de ce même mouvement qui entraîne l'humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l'honneur d'avoir créer les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes.

 

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"La lutte contre toutes les formes de discrimination, participe de ce même mouvement qui entraîne l'humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l'honneur d'avoir créer les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d’être capables d’en produire d’aussi évidentes."

 

Sans doute nous berçons-nous du rêve que l'égalité et la fraternité règneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité. Mais si l'humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice stérile des seules valeurs qu'elle a su créer dans le passé capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l'appel d'autres valeurs, pouvant aller jusqu'à leur refus, sinon même leur négation. Car on ne peut à la fois, se fondre dans la jouissance de l'autre, s'identifier à lui, et se maintenir différent. 

Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création. Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité.» [1]

 

L'Islam n'est pas un problème, Ben, le problème c’est l’obligation qui nous est faite partout sur cette Terre de devoir adorer ton Dieu dollar, de boire ton Coca-cola, de regarder ta télévision, et de rêver à ton prochain Batman. Le problème c’est cette nouvelle Babel dont tu es l'un des éminents édificateurs et que construit jour après jour le capitalisme américain mondialisé à coup d’accords de libre-échange et de productions hollywoodienne, ravageant ainsi l'environnement télévisuel, matériel et spirituel de la planète. Parlez tous globish! Communiquez avec mes smartphones californiens! Regardez tous ma pub! Soyons un village ! Oh, pas un village tamoul, ni dogon, ni provençal, mais plutôt une bonne petite bourgade texane bien de chez nous, avec ses fast food, sa pompe à essence, et ses 3 télés par foyers.

 

 L'Islam n'est pas un problème, Ben, le problème c’est l’obligation qui nous est faite partout sur cette Terre de devoir adorer ton Dieu dollar, de boire ton Coca-cola, de regarder ta télévision, et de rêver à ton prochain Batman.

 

Alors Ben, il y a peut être des gentils musulmans qui jouent au baseball, et des méchants musulmans qui coupent des têtes, mais il y a tout de même l'Islam, et ce dont Islam est devenu le nom au delà des informations du 20h : celui d'une vaste réaction identitaire de la part d'un groupe humain, celui d'un réflexe de survie d'une culture sans doute parmi les plus humiliée par l’américanisation du monde. Le rouleau compresseur marchand et nihiliste occidental qui avait pris l'habitude, au nom du progrès, d'aplatir sans vergogne les reliefs des religions, les "derniers obscurantismes" et autres "entorses à la libre concurrence", se retrouve, avec l'Islam, confronté à une sacrée bosse.

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Et le problème, Ben, c’est que cette cette réaction qui a pour nom Islam, que tes gouvernements successifs croyaient pouvoir circonscrire à quelques régions du monde déclarées à jamais personna non grata à la table de la mondialisation heureuse, la voilà qu'elle s’invite de facto chez nous par le simple truchement de la présence désormais massive des musulmans en occident, de telle sorte que la mondialisation, par un puissant et surprenant retour de balancier, vient ébranler et remettre en cause les fondements mêmes de notre civilisation "judéo-chrétienne".

 

S'il ne veut pas disparaitre entre le marteau Islamiste et l'enclume mondialiste, l'Occident chrétien doit se ressaisir et comprendre, comme l’explique le Père jésuite libanais Samir Khalil Samir, que « Le problème ce n’est pas l’Islam, c’est l’Islam comme système ne s’intégrant pas aux droits de l’Homme »[2] Aux droits de l’homme occidental mondialisé, bien sûr! Celui qui porte des Lévis, boit du Coca et va voir les films de Ben Affleck au cinéma.

 

Alors dis-moi, Ben, pourquoi diable toi et tes amis tenez-vous tellement à ce que tous les hommes de cette Terre partagent votre vision de ce que doit être l’Homme, de ce que doit être une bonne ou une mauvaise action, de ce que doit être un héros ou un super-héros, des valeurs pour lesquelles se battre, vivre et mourir? L'idée ne t'est-elle donc jamais passée par la tête que cela pouvait servir à mieux vendre tes films?

 

Le Scribe


[1] C. Lévi-Strauss. Race et culture, 1951

[2] Père Samir Khalil Samir, Les raisons de ne pas craindre l’Islam, 2007

 

24/09/2014

La machine à abrutir (ou donner au public "ce qu'il demande")

Par Pierre Jourde. Article initialement publié en août 2008 dans le Monde Diplomatique

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Jusqu’à présent, la qualité des médias audiovisuels, public et privé confondus, n’était pas vraiment un sujet. Puis le président de la République découvre que la télévision est mauvaise. Il exige de la culture. En attendant que la culture advienne, l’animateur Patrick Sabatier fait son retour sur le service public. En revanche, des émissions littéraires disparaissent. C’est la culture qui va être contente.

Avec l’alibi de quelques programmes culturels ou de quelques fictions « créatrices », les défenseurs du service public le trouvaient bon. Ils ne sont pas difficiles. Comme si, à l’instar d’une vulgaire télévision commerciale, on n’y avait pas le regard rivé à l’Audimat. Comme si la démagogie y était moins abondante qu’ailleurs.

Les médias ont su donner des dimensions monstrueuses à l’universel désir de stupidité qui sommeille même au fond de l’intellectuel le plus élitiste. Ce phénomène est capable de détruire une société, de rendre dérisoire tout effort politique. A quoi bon s’échiner à réformer l’école et l’Université ? Le travail éducatif est saccagé par la bêtise médiatique, la bouffonnerie érigée en moyen d’expression, le déferlement des valeurs de l’argent, de l’apparence et de l’individualisme étroit diffusées par la publicité, ultime raison d’être des grands groupes médiatiques. Bouygues envoie Jules Ferry aux oubliettes de l’histoire.

Lorsqu’on les attaque sur l’ineptie de leurs programmes, les marchands de vulgarité répliquent en général deux choses : primo, on ne donne au public que ce qu’il demande ; secundo, ceux qui les critiquent sont des élitistes incapables d’admettre le simple besoin de divertissement. Il n’est pas nécessairement élitiste de réclamer juste un peu moins d’ineptie. Il y a de vrais spectacles populaires de bonne qualité. Le public demande ce qu’on le conditionne à demander. On a presque abandonné l’idée d’un accès progressif à la culture par le spectacle populaire. Victor Hugo, Charlie Chaplin, Molière, René Clair, Jacques Prévert, Jean Vilar, Gérard Philipe étaient de grands artistes, et ils étaient populaires. Ils parvenaient à faire réfléchir et à divertir. L’industrie médiatique ne se fatigue pas : elle va au plus bas.

Chacun a le droit de se détendre devant un spectacle facile. Mais, au point où en sont arrivées les émissions dites de « divertissement », il ne s’agit plus d’une simple distraction. Ces images, ces mots plient l’esprit à certaines formes de représentation, les légitiment, habituent à croire qu’il est normal de parler, penser, agir de cette manière. Laideur, agressivité, voyeurisme, narcissisme, vulgarité, inculture, stupidité invitent le spectateur à se complaire dans une image infantilisée et dégradée de lui-même, sans ambition de sortir de soi, de sa personne, de son milieu, de son groupe, de ses « choix ». Les producteurs de télé-réalité — « Loft story », « Koh-Lanta », « L’île de la tentation » —, les dirigeants des chaînes privées ne sont pas toujours ou pas seulement des imbéciles. Ce sont aussi des malfaiteurs. On admet qu’une nourriture ou qu’un air viciés puissent être néfastes au corps. Il y a des représentations qui polluent l’esprit.

Si les médias des régimes totalitaires parviennent, dans une certaine mesure, à enchaîner les pensées, ceux du capitalisme triomphant les battent à plate couture. Et tout cela, bien entendu, grâce à la liberté. C’est pour offrir des cerveaux humains à Coca-Cola que nous aurions conquis la liberté d’expression, que la gauche a « libéré » les médias. Nous, qui nous trouvons si intelligents, fruits de millénaires de « progrès », jugeons la plèbe romaine bien barbare de s’être complu aux jeux du cirque. Mais le contenu de nos distractions télévisées sera sans doute un objet de dégoût et de dérision pour les générations futures.

On a le choix ? Bien peu, et pour combien de temps ? La concentration capitaliste réunit entre les mêmes mains les maisons d’édition, les journaux, les télévisions, les réseaux téléphoniques et la vente d’armement. L’actuel président de la République est lié à plusieurs grands patrons de groupes audiovisuels privés, la ministre de la culture envisage de remettre en cause les lois qui limitent la concentration médiatique, la machine à abrutir reçoit la bénédiction de l’Etat (1). Les aimables déclarations récentes sur l’intérêt des études classiques pèsent bien peu à côté de cela.

Quelle liberté ? La bêtise médiatique s’universalise. L’esprit tabloïd contamine jusqu’aux quotidiens les plus sérieux. Les médias publics courent après la démagogie des médias privés. Le vide des informations complète la stupidité des divertissements. Car il paraît qu’en plus d’être divertis nous sommes informés. Informés sur quoi ? Comment vit-on en Ethiopie ? Sous quel régime ? Où en sont les Indiens du Chiapas ? Quels sont les problèmes d’un petit éleveur de montagne ? Qui nous informe et qui maîtrise l’information ? On s’en fout. Nous sommes informés sur ce qu’il y a eu à la télévision hier, sur les amours du président, la garde-robe ou le dernier disque de la présidente, les accidents de voiture de Britney Spears. La plupart des citoyens ne connaissent ni la loi, ni le fonctionnement de la justice, des institutions, de leurs universités, ni la Constitution de leur Etat, ni la géographie du monde qui les entoure, ni le passé de leur pays, en dehors de quelques images d’Epinal.

Un des plus grands chefs d’orchestre du monde dirige le Don Giovanni de Mozart. Le journaliste consacre l’interview à lui demander s’il n’a pas oublié son parapluie, en cas d’averse. Chanteurs, acteurs, sportifs bredouillent à longueur d’antenne, dans un vocabulaire approximatif, des idées reçues. Des guerres rayent de la carte des populations entières dans des pays peu connus. Mais les Français apprennent, grâce à la télévision, qu’un scout a eu une crise d’asthme.

Le plus important, ce sont les gens qui tapent dans des balles ou qui tournent sur des circuits. Après la Coupe de France de football, Roland-Garros, et puis le Tour de France, et puis le Championnat d’Europe de football, et puis... Il y a toujours une coupe de quelque chose. « On la veut tous », titrent les journaux, n’imaginant pas qu’on puisse penser autrement. L’annonce de la non-sélection de Truc ou de Machin, enjeu national, passe en boucle sur France Info. Ça, c’est de l’information. La France retient son souffle. On diffuse à longueur d’année des interviews de joueurs. On leur demande s’ils pensent gagner. Ils répondent invariablement qu’ils vont faire tout leur possible ; ils ajoutent : « C’est à nous maintenant de concrétiser. » Ça, c’est de l’information.

On va interroger les enfants des écoles pour savoir s’ils trouvent que Bidule a bien tapé dans la balle, si c’est « cool ». Afin d’animer le débat politique, les journalistes se demandent si Untel envisage d’être candidat, pense à l’envisager, ne renonce pas à y songer, a peut-être laissé entendre qu’il y pensait. On interpelle les citoyens dans les embouteillages pour deviner s’ils trouvent ça long. Pendant les canicules pour savoir s’ils trouvent ça chaud. Pendant les vacances pour savoir s’ils sont contents d’être en vacances. Ça, c’est de l’information. A la veille du bac, on questionne une pharmacienne pour savoir quelle poudre de perlimpinpin vendre aux étudiants afin qu’ils pensent plus fort. Des journalistes du service public passent une demi-heure à interroger un « blogueur », qui serait le premier à avoir annoncé que Duchose avait dit qu’il pensait sérieusement à se présenter à la présidence de quelque machin. Il s’agit de savoir comment il l’a appris avant les autres. Ça, c’est de l’information. Dès qu’il y a une manifestation, une grève, un mouvement social, quels que soient ses motifs, les problèmes réels, pêcheurs, enseignants, routiers, c’est une « grogne ». Pas une protestation, une colère, un mécontentement, non, une grogne. La France grogne. Ça, c’est de l’information.

On demande au premier venu ce qu’il pense de n’importe quoi, et cette pensée est considérée comme digne du plus grand intérêt. Après quoi, on informe les citoyens de ce qu’ils ont pensé. Ainsi, les Français se regardent. Les journalistes, convaincus d’avoir affaire à des imbéciles, leur donnent du vide. Le public avale ? Les journalistes y voient la preuve que c’est ce qu’il demande.

Cela, c’est 95 % de l’information, même sur les chaînes publiques. Les 5 % restants permettent aux employés d’une industrie médiatique qui vend des voitures et des téléphones de croire qu’ils exercent encore le métier de journalistes. Ce qui est martelé à la télévision, à la radio envahit les serveurs Internet, les journaux, les objets, les vêtements, tout ce qui nous entoure. Le cinéma devient une annexe de la pub. La littérature capitule à son tour.Le triomphe de l’autofiction n’est qu’un phénomène auxiliaire de la « peopolisation » généralisée, c’est-à-dire de l’anéantissement de la réflexion critique par l’absolutisme du : « C’est moi, c’est mon choix, donc c’est intéressant, c’est respectable. »

La bêtise médiatique n’est pas un épiphénomène. Elle conduit une guerre d’anéantissement contre la culture. Il y a beaucoup de combats à mener. Mais, si l’industrie médiatique gagne sa guerre contre l’esprit, tous seront perdus.

Pierre Jourde

Professeur à l’université Stendhal - Grenoble - III. Auteur, notamment, de La Littérature sans estomac, réédition Pocket, Paris, 2003.

18/09/2014

La conscience. (Ou de l'invincibilité de l'Homme)

Texte écrit pour la Veillée du 17 septembre 2014 place Maubert à Paris, et lu ce jour.

Ce texte a fait l'objet d'une publication sur le site MauvaiseNouvelle.fr

 

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Qu’est-ce que la conscience ? Vous le savez tous ici, la conscience c’est ce qui permet de résister, de se révolter, d’être là ce soir. Mais au nom de quoi se révolter ? Quelle est cette loi que nous portons tous en nous ?
 
Dans Profession de foi d’un vicaire savoyard, J.J. Rousseau dit « la conscience ne trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de s’égarer. »
 
Je ne suis pas rousseauiste, mais je crois qu’on ne peut qu’être d’accord avec cette définition. En effet, sans qu’on puisse l’expliquer, tout se passe comme si chaque être humain naissait avec une certaine idée préconçue de justice qu’il savait supérieure à toute autre.
 
Cela ne serait pas un problème si nous étions des êtres esseulés et autonomes (autonomos en grec signifie « qui se
régit par ses propres lois »). Mais nous vivons en société, nous sommes des animaux politiques, nous avons besoin d'une loi qui nous permette de vivre ensemble dans la Cité. Cette loi pour tous, nécessaire mais artificielle est au mieux un plus petit dénominateur commun, au pire l'imposition forcée de la volonté des plus forts aux plus faibles.

Mais en réalité le pouvoir, quel qu’il soit, de quelque régime qu'il s'agisse, dans son entreprise constitutive de recherche de la paix sociale, ne peut voir que sous un mauvais œil sa loi, la loi officielle de la Cité, être en permanence concurrencée et jaugée par une autre loi, qui plus est, inscrite au plus profond du sujet le plus faible. La conscience est toujours un contre-pouvoir. (Antigone en est l'incarnation parfaite.)
 
Nous en avons tous fait l’expérience, nous savons qu’à partir du moment où un enfant est capable de dire par lui-même « c’est bien » / « ce n’est pas bien » - et cela arrive bien vite - aucune autorité, aucune idéologie, aucune Christiane Taubira, ne pourra plus jamais lui faire croire le contraire. Pas même lui-même d’ailleurs n'y arriverait. " Et Caïn dit, cet œil me regarde toujours ".
(Cf. Poème La conscience, Victor Hugo)
.

Ah, supprimer la conscience! Voilà le rêve de tous les dictateurs! Mais comment faire? Puisqu'apparemment tout se joue au début de la vie, la solution est de retirer les enfants à leurs géniteurs et ainsi à la mauvaise influence humaine, en les mettant dès le plus jeune âge dans les mains de l’État, seul détenteur de la seule vérité possible. Voilà le doux rêve de toute vision politique systémique qui se respecte, depuis le République de Platon jusqu'aux pouponnières nazis, en passant par les fantasmes de M. Peillon et autres grands libérateurs de l’humanité.
 
La conscience est ce sur quoi butte tous les projets totalitaires, c’est à dire l’ambition de gestion par l’État de la totalité de la vie des personnes, de leur naissance à leur mort. Elle est ce rocher inébranlable sur lequel viennent régulièrement se briser les rêves d’Empires et les grandes idées. La conscience rend l’homme irréductible à une quelconque logique, à un quelconque système ou déterminisme (social, génétique, économique), elle est la part d’infini de l’homme. Oui, la conscience pose évidemment et très directement la question de l’âme et de Dieu.
 
Rousseau, qu’on ne peut pas soupçonner d’être une grenouille de bénitier, écrit encore : « Quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment ; l’espace n’est pas ta mesure, l’univers entier n’est pas assez grand pour toi : tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné. »
 
Ainsi, si l’homme n’est pas que matière, (et c’est un théoricien des Lumières qui le dit), s’il échappe aux lois, fussent-elles celles de l’Histoire, de l’économie, de la psychologie, ou même aux stéréotypes genrés, c’est bien par sa conscience, dont la nature est véritablement infinie, pour ne pas dire divine.
 
« Pour assurer l’empire de l’homme sur le monde, dit Albert Camus dans L'Homme révolté, il faut retrancher du monde et de l’homme tout ce qui échappe à l’Empire, tout ce qui n’est pas du règne de la quantité : cette entreprise est infinie. ». En creux cela signifie qu’on ne conquiert jamais totalement l’Homme, mais seulement son corps, à la limite sa volonté, sa partie finie, explicable, réductible, chosifiée, valorisable, visible, son avatar temporel et matériel. Mais sa conscience ne peut jamais être capturée, elle est d'une autre nature, elle lui échappe à lui-même, et pourtant elle le définit.

 

Alors, c’était simple du temps des systèmes totalitaires à papa. Le communisme, le nazisme, se sont ouvertement opposé à la voix de la conscience en lui opposant dans un cas la nécessité historique, dans l’autre la volonté de puissance boostée par le rationalisme techniciste. Si votre conscience n’était pas d’accord avec ces idéologies, et je pense que c’était le cas de pas mal de monde, au moins vous le saviez, soit vous résistiez, soit vous cédiez au chantage ou à la torture, mais au fond vous saviez tout de même ce que vous auriez dû ou voulu faire. Ce n’était qu’une question de courage, dirons-nous, avec tous les guillemets que requiert cette formulation volontairement provocante.
 
Aujourd’hui c’est différent me direz-vous, nous sommes dans un pays libre, nous pouvons faire ce que nous voulons, aller où bon nous semble, critiquer tout et son contraire…
Ah oui vraiment ?
 
N’avez-vous pas un peu l’impression au contraire qu’on essaye continuellement de passer outre votre conscience, de la renvoyer au magasin des archaïsmes pour fascistes en loden, au même titre que les notions de Nature humaine, d'âme ou de Dieu? Pensez-vous que cette société qu’on nous vend comme celle des droits de l’Homme - pardon, des droits humains - réponde un tant soit peu aux exigences de vertu de votre voix intérieure ?
 
Qui aujourd’hui fait appel à notre conscience ? Les entreprises ? Oh non bien sûr ; ils font appel à nos désirs, les excitant incessamment, faisant tout pour que nos décisions n’aient plus rien à voir avec la réflexion mais répondent à des pulsions. Des êtres de pulsions, voilà ce que la société de consommation veut faire des hommes, un peu comme les souris de laboratoires : un stimulus, une réaction. C’est simple c’est mathématique, c’est scientifiquement prouvé (théorie du « behaviourisme »).
 
Les hommes politiques alors? Non bien sûr ; ils cherchent exactement à nous vendre leur soupe de la même façon : de la com', de l’émotionnel, des petites phrases, du glamour et du people, surtout ne réfléchissez pas quand vous votez. Regardez la télé, soyez bouleversés, soyez touchés, soyez émus, éclatez en sanglots ou éclatez de rire, mais surtout ne réfléchissez pas. Réfléchir cela veut dire se poser à soi-même la question. Ne vous demandez rien. Laissez-vous tranquille. Relaxez-vous. Baissez votre fauteuil et mettez vos écouteurs, ça va bien se passer. La politique est progressivement devenue un divertissement comme les autres, utilisant les mêmes ressorts et répondant aux mêmes lois de stimuli-réactions.
 
Alors qui ? Les ONG peut-être ? Tous ces gens dont le métier consiste à nous donner « mauvaise conscience » à coup d’enfants faméliques et de slogans chocs étalés en 4x3 à longueur de couloirs de métro. Qui donc peut croire que ces messages aient d’autres visées que la culpabilisation et le sentimentalisme. Oui la pitié existe et c’est heureux, mais ce n’est pas avec la pitié et le « prêt-à-pleurer » qu’on se pose les questions de fond, celles qui sont justement susceptibles de changer le cours des choses. « Dieu se rit des hommes qui chérissent les causes dont ils déplorent les effets » disait Bossuet.
 
En réalité notre monde, le monde capitaliste pseudo-démocratique et globalisé du début du XXIe siècle, est à bien des égards un soft totalitarisme, un totalitarisme mou qui ne dit pas son nom mais qui aimerait bien, comme ses prédécesseurs, qu’on ne pense pas trop par nous-mêmes, et surtout qu’on ne se demande pas si c’est bien ou mal. Plutôt que de nous torturer, il nous diverti. C’est plus efficace.
 
Alors que faire ? La réponse de l’homme révolté doit être la même, toujours. L’irréductibilité de l’Homme doit être réaffirmée. La contradiction fondamentale de ce régime libéral-lbertaire doit être, comme ce fut le cas de celles du communisme et du nazisme, dénoncée et révélée au grand jour. Toutes ces idéologies fondées sur le rationalisme et le nihilisme, aspirant à réduire l’homme - qui à un agent économique asservi à la lutte des classes, qui à un surhomme asservi à la génétique, qui à un consommateur individualisé asservi à l’argent - ne peuvent achever leur projet de domination de l’humanité qu’en régnant non plus sur des hommes mais sur des choses, des quantités, des marchandises : ce qui rend leur objectif à jamais inatteignable. Jamais l’Empire, quel qu’il soit, ne pourra s’étendre à l'Homme car l’Homme n’est pas chose finie. Chaque homme est infini par sa conscience.

 

Le Scribe