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16/03/2015

L'État Islamique, miroir de notre monde.

Cet article a fait l'objet d'une publication dans le magazine Philitt

 

Au delà de la vocifération quotidienne, de quoi le djihadisme est-il le nom ?

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Le Caravage, Narcisse (circa 1597), Galerie nationale d’art ancien, Rome

 

Dans le dialogue de Platon « Timée ou de la Nature », Socrate explique que l'univers, comme l’âme, sont fait du mélange des deux éléments primordiaux et contraires que sont le Même et l'Autre. Le Même est l’élément immuable, le modèle, toujours semblable à lui-même, c’est l’Un, indépassable car contenant tout, éternel donc; c’est l’élément invariant. L’Autre, c’est l’élément instable, sans cesse différent, multiple, évoluant avec le temps, s’altérant, mourant et renaissant, conjoncturel;  c’est l'élément changeant.

« Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles » déclame Paul Valéry en 1919. Depuis la fin des certitudes, définitivement enterrées par les deux guerres mondiales, l'Occident déboussolé s'est jeté à corps perdu dans le culte de l'Autre, identifiant l'amour de soi-même, de sa propre culture, de ses croyances, de ses racines, de sa terre, bref l'élément du Même comme le grand coupable de ses dérives, et l'excluant définitivement de son champ mental. L'ouverture, en tant que telle, est devenue valeur. Notre histoire récente offre ainsi ce trompe-l’œil d'un monde s'occidentalisant à mesure d'un Occident se vidant de lui-même.

 

"Notre histoire récente offre ainsi ce trompe-l’œil d'un monde s'occidentalisant à mesure d'un Occident se vidant de lui-même."

 

Accompagnant la mondialisation économique, cette interdiction morale faite à l'homme de s'aimer lui-même pour ce qu'il est et d’aimer ce à quoi il est semblable, qu'on appelle parfois la "haine de soi", s'est progressivement étendue à tout le globe, générant une frustration encore plus forte au sein des sociétés traditionnelles ayant une haute estime d'elles-mêmes. Déclaré incompatible avec nos sociétés ouvertes, le sentiment humain naturel de fierté s'est trouvé comme rejeté du monde civilisé, et a trouvé progressivement refuge chez ceux qui depuis longtemps ruminaient leur humiliation d'avoir été relayé à arrière-ban de l'Histoire par l'Occident : le Monde Arabe.

Celui-ci, las de voir le train de la modernité lui passer sous le nez, a trouvé dans cette contre-valeur devenue ennemie de l'Occident une sorte d'alliée objective. Mais en la nourrissant de son ressentiment, il en a également été le catalyseur, cristallisant une frustration mondiale diffuse en une idéologie revancharde anti-occidentale et totalitaire, dont l'Islam n'est que l'alibi.

 

"Le djihadisme du XXIe siècle n'est rien d'autre que le négatif de notre société occidentale d'essence chrétienne aussi mondialisée qu'hémiplégique, qui a renié toute transcendance, toute foi en elle-même comme en ce qui la dépasse"

 

Les guerres post-2001 menés par l'Occident américanisé ont achevé de remplir ce tonneau duquel, tel le chaudron magique de Taram dans l'excellent et très symbolique dessin animé de Disney (1985), devront surgir les légions de l'apocalypse. Le radicalisme islamique et son État sont la marmite de l'occident, tout ce sur quoi nous avons mis le couvercle et qui bout tranquillement en attendant son heure. Le djihadisme du XXIe siècle n'est rien d'autre que le négatif de notre société occidentale d'essence chrétienne aussi mondialisée qu'hémiplégique, qui a renié toute transcendance, toute foi en elle-même comme en ce qui la dépasse.

Nous sommes sur Terre, un tout contenant tout. Tous les hommes et tout de l'Homme. On ne peut pas chasser le Noir des âmes et ne garder que le Blanc. Le Noir se réfugie toujours quelque part. On ne peut pas chasser l’idée de Fermeture et ne garder que celle d’Ouverture, chasser l'idée d'Identité et ne garder que celle d'Altérite, chasser le Mal et ne garder que le Bien, chasser le Même et ne garder que l'Autre. Après les catastrophes du XXe siècles, nous avons voulu construire l'empire du Bien (cf. livre éponyme de Philippe Murray) en chassant des esprits toute la négativité de l'homme; et nous avons logiquement créé de l'autre coté du miroir l'empire du Mal, qui s’est nourri de toute cette négativité refoulée.

 

"Après les catastrophes du XXe siècles, nous avons voulu construire l'empire du Bien en chassant des esprits toute la négativité de l'homme; et nous avons logiquement créé de l'autre coté du miroir l'empire du Mal, qui s’est nourri de toute cette négativité refoulée."

 

Nous avons créé deux monstres, deux caricatures de l'Homme, deux visages faux. Nous avons divisé l'homme contre lui même. La vérité c'est que l'homme est bon ET mauvais, égoïste ET altruiste, doux ET violent, clanique ET universel, fraternel ET tyrannique, enraciné ET migrateur, libertaire ET religieux, ouvert ET fermé, comique ET tragique, belliqueux ET pacifiste, conservateur ET novateur, Même ET Autre. L'humanité est espérance ET désespérance, matière ET transcendance, construction ET destruction, vie ET mort.

C'est tout l'objet et l'intérêt de la vie que de sans cesse cheminer entre ces contradictions insolubles, la vérité de chacun étant l’endroit où il place le curseur, le chenal par lequel il mène sa barque entre ces bouées que sont ces fameux "couples de contraires" tels que les désignent la spiritualité indouiste dans La Bhagavad-Gîtâ. La vie humaine est la quête incessante du juste milieu, unique à chacun.

 

"Nous avons créé deux monstres, deux caricatures de l'homme, deux visages faux. Nous avons divisé l'homme contre lui-même. La vérité c'est que l'homme est à la fois bon et mauvais, égoïste et altruiste, doux et violent, clanique et universel"


L’État Islamique existe parce que l'Occident existe. Que nous disent ces hommes sur nous-mêmes? Chaque civilisation crée ses barbares, ses terroristes. Le barbare est celui qui ne croit pas au système, c’est à dire qui ne croit pas le système nécessaire à sa vie, à la vie. Et qui par sa simple existence le prouve, et met donc en question le système. Le remise en question représente toujours un danger pour l'ordre établi et les intérêts en place, mais constitue la seule voix de salut pour la société dans son ensemble.

Ce que crie cette éruption volcanique qu'est l'Islam radical à la face hébétée de notre humanité consumériste et sans âme, n'est rien d'autre que la chose suivante: "cessons de réduire l'homme à ses besoins matériels et à sa fonction économique utilitaire, reconnaissons qu'il est tout autant, si ne n'est plus, un être de croyance et de transcendance qui a surtout besoin de donner un sens a sa vie".


Réconcilions-nous avec nous-mêmes.

 

Le Scribe

 

Sur le même thème:

- Extrait du discours de Benoit XVI à Ratisbonne (2006) :

"Dans le monde occidental domine l’opinion que seule la raison positiviste et les formes de la philosophie qui en résultent sont universellement valides. Et pourtant les cultures du monde profondément religieuses perçoivent cette exclusion du divin de l'universalité de la raison comme un mépris de leurs convictions les plus intimes. Une raison sourde au divin et qui repousserait les religions dans le domaine des sous-cultures est inapte au dialogue des cultures."

 
- Extrait du "Journal de personne", épisode intitulé : "La raison islamique" :

"Ce que vous ne savez peut-être pas, le prophète de cette religion qui vous prend la tête l'a toujours su : que c'est la MAUVAISE FOI QUI FAIT LA LOI... Le faux et l'usage du faux, qui relie aujourd'hui les hommes entre eux, c'est ça la nouvelle religion, c'est aussi la plus ancienne : qui adorait la pierre, qui adore la matière. Qui adorait le vide et qui n'a pas pris une ride ! C'est peut-être cela la crise idéologique : des faussaires qui gèrent nos affaires. Des hypocrites qui gouvernent nos dépenses et nos pensées. L'islam ne dit rien d'autre que cela : halte à la mauvaise Foi !"

 

 

 

 

12/02/2015

Les djihadistes, le 11 janvier et l'Europe du vide. Par Fabrice Hadjadj

Tribune publiée le 10 février 2015 sur FIGAROVOX/TRIBUNE - L'écrivain et philosophe estime que l'islamisme profite de la faiblesse d'une Europe techno-libérale qui a rejeté ses racines gréco-latines et ses ailes juive et chrétienne.

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Maxime Hauchard, un jeune français converti à l'islam venu rejoindre l'EI. Crédits photo: AFP

 

Chers Djihadistes -c'est le titre d'une lettre ouverte publiée par Philippe Muray- un de nos plus grands polémistes français- peu après les attentats du 11 septembre 2001. Cette lettre s'achève par une série d'avertissements aux terroristes islamiques, mais ceux qu'elle vise en vérité, par ricochet et par ironie, ce sont les Occidentaux fanatiques du confort et du supermarché. Je vous cite un passage dont vous allez tout de suite capter l'heureuse et cinglante raillerie: «[Chers Djihadistes], craignez la colère du consommateur, du touriste, du vacancier descendant de son camping-car! Vous nous imaginez vautrés dans des plaisirs et des loisirs qui nous ont ramollis? Eh bien nous lutterons comme des lions pour protéger notre ramollissement. […] Nous nous battrons pour tout, pour les mots qui n'ont plus de sens et pour la vie qui va avec.» Et l'on peut ajouter aujourd'hui: nous nous battrons spécialement pour Charlie Hebdo, journal hier moribond, et qui n'avait aucun esprit critique -puisque critiquer, c'est discerner, et que Charlie mettait dans le même sac les djihadistes, les rabbins, les flics, les catholiques, les Français moyens- mais nous en ferons justement l'emblème de la confusion et du néant qui nous animent!

 

Cette lettre s'achève par une série d'avertissements aux terroristes islamiques, mais ceux qu'elle vise en vérité, par ricochet et par ironie, ce sont les Occidentaux fanatiques du confort et du supermarché.

 

Voilà à peu près l'état de l'État français. Au lieu de se laisser interpeler par les événements, il en remet une couche, il en profite pour se payer sa bonne conscience, remonter dans les sondages, se ranger du côté des victimes innocentes, de la liberté bafouée, de la moralité outragée, pourvu qu'on ne reconnaisse pas le vide humain d'une politique menée depuis plusieurs décennies, ni l'erreur d'un certain modèle européocentrique selon lequel le monde évoluerait fatalement vers la sécularisation, alors qu'on assiste presque partout ailleurs, et au moins depuis 1979, à un retour du religieux dans la sphère politique. Mais voilà: cette trop bonne conscience et cet aveuglement idéologique sont en train de préparer pour bientôt, sinon la guerre civile, du moins le suicide de l'Europe.

 

Cette trop bonne conscience et cet aveuglement idéologique sont en train de préparer pour bientôt, sinon la guerre civile, du moins le suicide de l'Europe.

 

La première chose qu'il faut constater, c'est que les terroristes des récents attentats de Paris sont des Français, qu'ils ont grandi en France et ne sont pas des accidents ni des monstres, mais des produits de l'intégration à la française, de vrais rejetons de la République actuelle, avec toute la révolte que cette descendance peut induire.

 

En 2009, Amedy Coulibaly, l'auteur des attentats de Montrouge et du supermarché casher de Saint-Mandé, était reçu au palais de l'Élysée par Nicolas Sarkozy avec neuf autres jeunes choisis par leurs employeurs pour témoigner des bienfaits de la formation par alternance: il travaillait alors en contrat de professionnalisation à l'usine Coca-Cola de sa ville natale de Grigny —Les frères Kouachi, orphelins issus de l'immigration, furent recueillis entre 1994 et 2000 dans un Centre d'éducation en Corrèze appartenant à la fondation Claude-Pompidou. Au lendemain de la fusillade au siège de Charlie Hebdo, le chef de ce Centre éducatif marquait sa stupéfaction: «On est tous choqués par l'affaire et parce qu'on connait ces jeunes. On a du mal à s'imaginer que ces gamins qui ont été parfaitement intégrés (ils jouaient au foot dans les clubs locaux) puissent comme ça délibérément tuer. On a du mal à y croire. Durant leur parcours chez nous, ils n'ont jamais posé de problème de comportement. Saïd Kouachi […] était tout à fait prêt à rentrer dans la vie socio-professionnelle.» Ces propos ne sont pas sans rappeler ceux du maire de Lunel -petite ville du Sud de la France- qui s'étonnait que dix jeunes de sa commune soient partis faire le djihad en Syrie, alors qu'il venait de refaire un magnifique skate park au milieu de leur quartier…

 

Comment leurs espérances de pensée et d'amour ne se sont-elles pas réalisées en voyant tous les progrès en marche, à savoir la crise économique, le mariage gay, la légalisation de l'euthanasie?

 

Quelle ingratitude! Comment ces jeunes n'ont-ils pas eu l'impression d'avoir accompli leurs aspirations les plus profondes en travaillant pour Coca-Cola, en faisant du skate board, en jouant dans le club de foot local? Comment leur désir d'héroïcité, de contemplation et de liberté ne s'est-il pas senti comblé par l'offre si généreuse de choisir entre deux plats surgelés, de regarder une série américaine ou de s'abstenir aux élections? Comment leurs espérances de pensée et d'amour ne se sont-elles pas réalisées en voyant tous les progrès en marche, à savoir la crise économique, le mariage gay, la légalisation de l'euthanasie? Car c'était précisément le débat qui intéressait le gouvernement français juste avant les attentats: la République était toute tendue vers cette grande conquête humaine, la dernière sans doute, à savoir le droit d'être assisté dans son suicide ou achevé par des bourreaux dont la délicatesse est attestée par leur diplôme en médecine…

 

Comprenez-moi: les Kouachi, Coulibaly, étaient «parfaitement intégrés», mais intégrés au rien, à la négation de tout élan historique et spirituel, et c'est pourquoi ils ont fini par se soumettre à un islamisme qui n'était pas seulement en réaction à ce vide mais aussi en continuité avec ce vide, avec sa logistique de déracinement mondial, de perte de la transmission familiale, d'amélioration technique des corps pour en faire de super-instruments connectés à un dispositif sans âme…

 

Les Kouachi, Coulibaly, étaient «parfaitement intégrés», mais intégrés au rien, à la négation de tout élan historique et spirituel, et c'est pourquoi ils ont fini par se soumettre à un islamisme qui n'était pas seulement en réaction à ce vide mais aussi en continuité avec ce vide.

 

Un jeune ne cherche pas seulement des raisons de vivre, mais aussi, surtout -parce que nous ne pouvons pas vivre toujours- des raisons de donner sa vie. Or y a-t-il encore en Europe des raisons de donner sa vie? La liberté d'expression? Soit! Mais qu'avons-nous donc à exprimer de si important? Quelle Bonne nouvelle avons-nous à annoncer au monde?

 

Cette question de savoir si l'Europe est encore capable de porter une transcendance qui donne un sens à nos actions -cette question, dis-je, parce qu'elle est la plus spirituelle de toutes, est aussi la plus charnelle. Il ne s'agit pas que de donner sa vie; il s'agit aussi de donner la vie. Curieusement, ou providentiellement, dans son audience du 7 janvier, le jour même des premiers attentats, le pape François citait une homélie d'Oscar Romero montrant le lien entre le martyre et la maternité, entre le fait d'être prêt à donner sa vie et le fait d'être prêt à donner la vie. C'est une évidence incontournable: notre faiblesse spirituelle se répercute sur la démographie; qu'on le veuille ou non, la fécondité biologique est toujours un signe d'espoir vécu (même si cet espoir est désordonné, comme dans le natalisme nationaliste ou impérialiste).

 

Cette question de savoir si l'Europe est encore capable de porter une transcendance qui donne un sens à nos actions est aussi la plus charnelle.

 

Si l'on adopte un point de vue complètement darwinien, il faut admettre que le darwinisme n'est pas un avantage sélectif. Croire que l'homme est le résultat mortel d'un bricolage hasardeux de l'évolution ne vous encourage guère à avoir des enfants. Plutôt un chat ou un caniche. Ou peut-être un ou deux petits sapiens sapiens, par inertie, par convention, mais au final moins comme des enfants que comme des joujoux pour exercer votre despotisme et vous distraire de votre angoisse (avant de l'aggraver radicalement). La réussite théorique du darwinisme ne peut donc aboutir qu'à la réussite pratique des fondamentalistes qui nient cette théorie, mais qui, eux, font beaucoup de petits. Une amie islamologue, Annie Laurent, eut pour moi sur ce sujet une parole très éclairante: «L'enfantement est le djihad des femmes.»

 

Ce qui détermina jadis le Général de Gaulle à octroyer son indépendance à l'Algérie fut précisément la question démographique. Garder l'Algérie française en toute justice, c'était accorder la citoyenneté à tous, mais la démocratie française étant soumise à la loi de la majorité, et donc à la démographie, elle finirait par se soumettre à la loi coranique. De Gaulle confiait le 5 mars 1959 à Alain Peyrefitte: «Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante? Si nous faisions l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées!»

 

La réussite théorique du darwinisme ne peut donc aboutir qu'à la réussite pratique des fondamentalistes qui nient cette théorie, mais qui, eux, font beaucoup de petits.

 

Il y a certes une libération de la femme dont nous pouvons être fiers, mais lorsque cette libération aboutit au militantisme contraceptif et abortif, la maternité et la paternité étant désormais conçus comme des charges insupportables pour des individus qui ont oublié qu'ils sont d'abord des fils et des filles, cette libération ne peut que laisser la place, après quelques générations, à la domination en nombre des femmes en burqa, car les femmes en mini-jupes se reproduisent beaucoup moins.

 

Nous avons beau jeu de protester: «Oh! la burqa! quelles mœurs barbares!» Ces mœurs barbares permettent, par une immigration compensant la dénatalité européenne, de faire tourner notre civilisation du futur -enfin, d'un futur sans postérité…

 

Au fond, les djihadistes commettent une grave erreur stratégique: en provoquant des réactions indignées, ils ne réussissent qu'à ralentir l'islamisation douce de l'Europe, celle que présente Michel Houellebecq dans son dernier roman (paru aussi le 7 janvier), et qui s'opère du fait de notre double asthénie religieuse et sexuelle. À moins que notre insistance à «ne pas faire d'amalgame», à dire que l'islam n'a rien à voir avec l'islamisme (alors qu'aussi bien le président égyptien Al-Sissi que les frères musulmans nous disent le contraire), et à nous culpabiliser de notre passé colonial -à moins que toute cette confusion nous livre avec encore plus d'obséquiosité vaine au processus en cours.

 

Au fond, les djihadistes commettent une grave erreur stratégique: en provoquant des réactions indignées, ils ne réussissent qu'à ralentir l'islamisation douce de l'Europe qui s'opère du fait de notre double asthénie religieuse et sexuelle.

 

Il est en tout cas une vanité que nous devons cesser d'avoir -c'est de croire que les mouvements islamistes sont des mouvements pré-Lumières, barbares comme je le disais plus haut, et qui se modéreront sitôt qu'ils découvriront les splendeurs du consumérisme. En vérité, ce sont des mouvements post-Lumières. Ils savent que les utopies humanistes, qui s'étaient substituées à la foi religieuse, se sont effondrées. En sorte qu'on peut se demander avec raison si l'islam ne serait pas le terme dialectique d'une Europe techno-libérale qui a rejeté ses racines gréco-latines et ses ailes juive et chrétienne: comme cette Europe ne peut pas vivre trop longtemps sans Dieu ni mères, mais comme, en enfant gâtée, elle ne saurait revenir à sa mère l'Église, elle consent finalement à s'adonner à un monothéisme facile, où le rapport à la richesse est dédramatisé, où la morale sexuelle est plus lâche, où la postmodernité hi-tech bâtit des cités radieuses comme celles du Qatar. Dieu + le capitalisme, les houris de harem + les souris d'ordinateur, pourquoi ne serait-ce pas le dernier compromis, la véritable fin de l'histoire?

 

On peut se demander avec raison si l'islam ne serait pas le terme dialectique d'une Europe techno-libérale qui a rejeté ses racines gréco-latines et ses ailes juive et chrétienne.

 

Une chose me paraît certaine: ce qu'il y a de bon dans le siècle des Lumières ne saurait plus subsister désormais sans la Lumière des siècles. Mais reconnaîtrons-nous que cette Lumière est celle du Verbe fait chair, du Dieu fait homme, c'est-à-dire d'une divinité qui n'écrase pas l'humain, mais l'assume dans sa liberté et dans sa faiblesse? Telle est la question que je vous pose en dernier lieu: Vous êtes romains, mais avez-vous des raisons fortes pour que Saint-Pierre ne connaisse pas le même sort que Sainte-Sophie? Vous êtes italiens, mais êtes-vous capable de vous battre pour la Divine Comédie, ou bien en aurez-vous honte, parce qu'au chant XXVIII de son Enfer, Dante ose mettre Mahomet dans la neuvième bolge du huitième cercle? Enfin, nous sommes européens, mais sommes-nous fiers de notre drapeau avec ses douze étoiles? Est-ce que nous nous souvenons même du sens de ces douze étoiles, qui renvoient à l'Apocalypse de saint Jean et à la foi de Schuman et De Gasperi? Le temps du confort est fini. Il nous faut répondre, ou nous sommes morts: pour quelle Europe sommes-nous prêts à donner la vie?

Fabrice Hadjadj

 


 

Fabrice Hadjadj est écrivain et philosophe, directeur de l'Institut européen d'études anthropologiques Philanthropos. Son dernier essai, «Puisque tout est en voie de destruction», a été publié chez Le Passeur Éditeur (avril 2014).

 

Ce texte est celui d'une intervention donnée par le philosophe en Italie à la Fondation de Gasperi devant les ministres italiens de l'Intérieur et des Affaires étrangères, le président de la communauté juive de Rome, le vice-président des communautés religieuses islamiques de la ville.

 


 

23/11/2014

"Allez allez, soyez les hommes nouveaux, devenez petits." Lorsque Victor Hugo annonce la médiocrité des hommes sans dieux ni rois

 

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Scène du jeu Assassin's creed Unity ©Ubisoft 2014

Extrait de Quatre-vingt treize le dernier roman de Victor Hugo.

Lantenac, Prince de Bretagne et chef de la résistance à la République, doit être guillotiné demain. Son neveu Gauvain, officier de l'armée révolutionnaire, lui rend visite dans son cachot.

Lantenac :

- "(...); vous avez cassé, brisé, fracassé, démoli, et vous avez été tranquillement des bêtes brutes. Ah ! vous ne voulez plus avoir de nobles ! Eh bien, vous n'en aurez plus. Faites-en votre deuil. Vous n'aurez plus de paladins, vous n'aurez plus de héros. Bonsoir les grandeurs anciennes. Trouvez-moi un d'Assas à présent ! Vous avez tous peur pour votre peau. Vous n'aurez plus les chevaliers de Fontenoy qui saluaient avant de tuer, vous n'aurez plus les combattants en bas de soie du siège de Lérida ; vous n'aurez plus de ces fières journées militaires où les panaches passaient comme des météores ; vous êtes un peuple fini ; vous subirez ce viol, l'invasion ; si Alaric II revient, il ne trouvera plus en face de lui Clovis ; si Abdérame revient, il ne trouvera plus en face de lui Charles Martel ; si les Saxons reviennent, ils ne trouveront plus devant eux Pépin ; vous n'aurez plus Agnadel, Rocroy, Lens, Staffarde, Nerwinde, Steinkerque, la Marsaille, Raucoux, Lawfeld, Mahon ; vous n'aurez plus Marignan avec François Ier ; vous n'aurez plus Bouvines avec Philippe Auguste faisant prisonnier, d'une main, Renaud, comte de Boulogne, et de l'autre, Ferrand, comte de Flandre. Vous aurez Azincourt, mais vous n'aurez plus pour s'y faire tuer, enveloppé de son drapeau, le sieur de Bacqueville, le grand porte-oriflamme ! Allez ! allez ! faites ! Soyez les hommes nouveaux. Devenez petits !
Le marquis fit un moment silence, et repartit : - Mais laissez-nous grands. Tuez les rois, tuez les nobles, tuez les prêtres, abattez, ruinez, massacrez, foulez tout aux pieds, mettez les maximes antiques sous le talon de vos bottes, piétinez le trône, trépignez l'autel, écrasez Dieu, dansez dessus ! C'est votre affaire. Vous êtes des traîtres et des lâches, incapables de dévouement et de sacrifice. J'ai dit. Maintenant faites-moi guillotiner, monsieur le vicomte. J'ai l'honneur d'être votre très humble.